
Une société juste, pas assistée : la vision de Lee Kuan Yew pour Singapour
Quand la justice rencontre la responsabilité
Au lendemain de son indépendance en 1965, Singapour n’avait rien pour inspirer la confiance.
Pas de ressources naturelles, pas d’armée, pas de marché intérieur, pas de terres agricoles.
Ce minuscule territoire de 640 km² semblait condamné à la survie sous perfusion.
Mais un homme, Lee Kuan Yew, refusa de suivre la voie de l’assistanat.
Alors que le socialisme et l’État-providence gagnaient du terrain dans le monde, il décida de construire une société juste, mais non assistée — une société où chaque citoyen serait responsable de son propre destin.
« Nous voulions une société équitable, pas une société d’assistance. L’aide doit encourager l’effort, pas l’étouffer. » — Lee Kuan Yew
Ce choix, courageux et parfois impopulaire, a façonné la Singapour moderne : disciplinée, prospère et fière de vivre du fruit de son travail.
La propriété : donner à chaque citoyen une raison de défendre son pays
Dans les années 1960, la majorité des Singapouriens vivaient dans des logements insalubres ou des locations précaires.
Lee Kuan Yew comprit très tôt une vérité politique et humaine : on ne défend pas un pays qu’on ne possède pas.
C’est pourquoi il transforma le Housing and Development Board (HDB) en une véritable machine à créer des propriétaires.
Les logements étaient vendus à prix subventionné, avec des prêts à faible taux d’intérêt et des remboursements à long terme.
Mais au départ, le projet connut un échec : les familles n’avaient même pas les 20 % d’acompte exigés.
Après l’indépendance, Lee décida de lier ce programme à un autre instrument : le Central Provident Fund (CPF) — le fonds d’épargne obligatoire des travailleurs.
Les Singapouriens purent désormais utiliser leur épargne CPF pour acheter un logement.
« Je voulais que chaque soldat, chaque ouvrier, ait une part de ce pays à défendre. Si sa famille est propriétaire de son logement, il se battra pour protéger ce qu’elle possède. »
Le résultat fut spectaculaire : en quelques décennies, plus de 90 % des Singapouriens devinrent propriétaires.
Ce sentiment de possession transforma le comportement social : la stabilité remplaça la révolte, la discipline remplaça le désordre.
La santé : responsabilité partagée, pas gratuité totale
Face à la question de la santé, Lee Kuan Yew observa les erreurs des autres.
En Europe, les systèmes gratuits avaient conduit à des abus et à des dettes insoutenables.
Aux États-Unis, les assurances privées rendaient les soins hors de prix.
Il choisit une troisième voie : l’épargne et la participation.
Ainsi naquirent trois piliers du système de santé singapourien :
- Medisave (1984) : une partie du salaire de chaque citoyen est épargnée pour couvrir ses frais médicaux et ceux de sa famille.
- MediShield (1990) : une assurance facultative pour les maladies graves.
- Medifund (1993) : un fonds public pour aider ceux qui n’ont plus de ressources.
Ce modèle repose sur un principe simple : chacun contribue, selon ses moyens, à sa propre santé.
Les soins sont subventionnés mais jamais gratuits, afin d’éviter les abus.
« La gratuité engendre le gaspillage. Quand on paie, même un peu, on respecte le service. » — Lee Kuan Yew
Ce système unique au monde a permis à Singapour d’avoir des soins de haute qualité sans jamais exploser son budget public.
Le CPF : un pilier de sécurité et d’autonomie
Le Central Provident Fund (CPF) est la colonne vertébrale du modèle social singapourien.
Créé avant l’indépendance, il fut transformé par Lee Kuan Yew en un véritable instrument de prospérité nationale.
Chaque travailleur verse une partie de son salaire sur ce compte obligatoire, partagé entre trois objectifs :
- Le logement,
- La santé,
- La retraite.
Ainsi, chaque citoyen épargne pour lui-même.
Il ne dépend ni de l’État, ni de ses enfants, ni de la charité.
« Nous ne devions pas transférer le poids du présent sur les épaules de la génération suivante. Chacun doit financer sa propre sécurité. » — Lee Kuan Yew
Les fonds accumulés dans le CPF ont aussi servi à financer les infrastructures, à investir dans des entreprises publiques et à encourager les citoyens à devenir actionnaires.
Quand Singapore Telecom fut introduite en bourse, le gouvernement offrit ses actions à moitié prix aux citoyens pour qu’ils aient « un bout de Singapour » entre leurs mains.
Ce fut une redistribution intelligente : non pas de l’argent à consommer, mais des actifs à posséder.
Redistribuer la richesse par la propriété, pas par la consommation
Plutôt que de distribuer des aides, Lee Kuan Yew a choisi la redistribution par les actifs.
Chaque citoyen devait détenir quelque chose de tangible : une maison, des actions, de l’épargne.
« Nous avons préféré l’enrichissement par les actifs à l’assistance par la consommation. Ce que vous possédez, vous le protégez. »
Cette stratégie transforma la mentalité nationale : les Singapouriens se mirent à penser comme des investisseurs, pas comme des bénéficiaires.
Les familles épargnèrent davantage, investirent prudemment, et la valeur de leurs biens augmenta au fil du temps.
Ainsi, la prospérité se diffusa sans dépendre des subventions publiques.
L’équilibre entre compétition et cohésion : la sagesse du Yin et du Yang
Lee Kuan Yew aimait comparer la société au symbole chinois du Yin et du Yang :
- le Yang, c’est la compétition, la performance, la rigueur ;
- le Yin, c’est la solidarité, la compassion, l’équilibre.
Trop de Yang crée des inégalités et de la froideur.
Trop de Yin freine l’innovation et l’effort.
L’art du leadership consiste à équilibrer les deux.
« Si le gagnant prend tout, la société se fragmente. Si tout le monde reçoit la même chose, plus personne ne fait d’effort. Il faut un équilibre entre l’ambition et la cohésion. » — Lee Kuan Yew
C’est cet équilibre subtil qui a permis à Singapour de rester performante sans perdre son unité sociale.
La discipline budgétaire : vertu nationale et clé de confiance
Singapour est l’un des rares pays au monde à avoir maintenu des budgets excédentaires pendant plusieurs décennies.
Aucune dette étrangère, une inflation maîtrisée, une fiscalité claire et compétitive.
Les impôts sur le revenu furent progressivement abaissés, tandis que la taxe sur la consommation (GST) fut introduite à un taux bas mais efficace.
« Nous avons appris à vivre selon nos moyens. La discipline économique est une forme de moralité nationale. »
Cette rigueur budgétaire inspira confiance — des investisseurs étrangers, mais aussi du peuple.
Les citoyens savaient que leur argent était bien géré, et que chaque politique reposait sur une base solide.
La famille : le socle invisible du modèle singapourien
Au cœur de la société singapourienne se trouve une valeur confucéenne essentielle : la responsabilité familiale.
L’État ne remplace pas la famille ; il la soutient.
Les politiques sociales encouragent les enfants à prendre soin de leurs parents, et les parents à assurer l’avenir de leurs enfants.
« Une société s’effondre quand les familles cessent d’être responsables les unes des autres. L’État ne peut pas tout. » — Lee Kuan Yew
Cette philosophie a préservé la cohésion intergénérationnelle et limité le recours à l’assistance publique.
Conclusion : la dignité avant la dépendance
En refusant la facilité du “tout gratuit”, Lee Kuan Yew a élevé Singapour au rang d’exemple mondial de discipline et de dignité.
Il a compris que le développement durable ne se décrète pas : il se construit avec des citoyens responsables.
Chaque Singapourien est devenu un acteur, pas un spectateur — un propriétaire, pas un bénéficiaire.
Le pays n’a pas seulement produit de la richesse, il a produit de la confiance et de la fierté nationale.
« La vraie justice n’est pas de donner à tous la même chose, mais de permettre à chacun de se construire avec dignité. » — Lee Kuan Yew
C’est ainsi que Singapour est devenue ce qu’elle est : une société juste, mais jamais assistée.




